RIVAS, Pierre. Littérature française – Littératures lusophones : regards croisés. Paris : Pétra, 2016. 2e édition augmentée. 378 pages.

François Weigel[1]

[1] Professor da Universidade Federal do Rio Grande do Norte. https://orcid.org/0000-0001-8715-4077


En 2016, l’Abralic avait remis à Pierre Rivas, Professeur émérite de Paris 8, le Prix Blaise Cendrars, saluant son importante contribution aux études de la littérature brésilienne en France. Ce livre, publié aux Éditions Pétra qu’il a longtemps dirigées, témoigne de l’ampleur de son travail comparatiste entre la France et les espaces littéraires lusophones, du Portugal à Cap-Vert en passant par le Brésil, où il a maintes fois donné des cours universitaires. Après une première édition en 2015, la deuxième édition de cet ouvrage, revue et amplifiée, rassemble 33 entretiens et articles, pour certains inédits, pour d’autres publiés dans diverses revues et actes de colloques. Classés selon quatre grandes entrées – les fondements, le Portugal, le Brésil, et le Cap-Vert – qui permettent au lecteur de puiser dans les trésors de ce livre par sauts et gambades, les articles traitent de la diffusion et du rayonnement des littératures lusophones en France, évoquant également le rôle qu’ont pu jouer des modèles francophones dans la construction de ces espaces littéraires et intellectuels. Pierre Rivas consacre ainsi de belles pages à Georges Bernanos, dont il souligne l’influence qu’il a exercée sur des intellectuels catholiques brésiliens, Alceu Amoroso Lima en tout premier lieu, « pour les détacher du cléricalisme et des totalitarismes » (p. 335) ; ou bien, justement, à Blaise Cendrars, « médiateur […] entre les modernistes imprégnés d’un nativisme encore quelque peu indéfini en 1922 et l’enracinement dans la réalité historico-géographique du pays » (p. 305).

D’une écriture constamment élégante, Pierre Rivas nous offre notamment une très riche réflexion sur la réception des auteurs brésiliens en France, en reliant celle-ci à l’horizon d’attente des écrivains, éditeurs et lecteurs français, ainsi qu’à à l’image d’un « Brésil comme écran français » (p. 357), où la France projette ses sentiments nostalgiques, ses peurs, ses phantasmes et son envie d’utopie. Jusque vers 1920, le premier axe idéologique aurait « réduit la présence brésilienne au même » (p. 354), le Brésil étant considéré comme une sorte de miroir dégradé de la latinité dont la France serait le parangon. Puis le Brésil, d’une autre France, allait devenir au contraire « l’Autre de la France » (p. 354), un ailleurs qui fascine la France par tout ce qu’elle lui renvoie de radicalement différent. D’où le succès éclatant d’un Jorge Amado auprès du public français, mais aussi l’attrait qu’il a exercé sur des écrivains francophones périphériques – Camus depuis l’Algérie, le Suisse Cendrars, plus tard Kundera et les écrivains antillais comme Chamoiseau –, en marge d’un certain parisianisme et des jeux formels d’une littérature érudite. En outre, Pierre Rivas observe qu’un écrivain comme Amado, à qui il rend du reste un bel hommage – « Amado est ce rapsode populaire, antérieur à l’ère du soupçon, confiant en la puissance du roman, son allant, son élan » (p. 289) –, est souvent oublié voire considéré avec une pointe de dédain par certaines élites brésiliennes, ce qui témoigne d’une même tension, cette fois sous les tropiques, entre une centralité paulista et des périphéries dont les productions ont tendance à être jugées comme folkloristes ou complaisamment pittoresques. Comme on le voit, l’auteur justifie pleinement le titre de son ouvrage en croisant les regards d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, dans une perspective transversale.

Pierre Rivas manie avec une grande souplesse les notions de centre et de périphérie, ainsi que les concepts de « littérature nationale » et de « modèle » littéraire étranger, et c’est là une des plus grandes forces de ses essais. En véritable comparatiste, il se défie des mythes vains des origines nationales et préfère retenir la leçon de Machado de Assis consistant à « opposer une juste mesure » entre « brésilianité exhibée et cosmopolitisme déraciné » (p. 73). Il éclaire les stratégies de « détours » des écrivains brésiliens qui, d’Alencar à Mário de Andrade, se sont appuyés sur des références étrangères et en particulier françaises pour mieux marquer une rupture avec le modèle portugais et affirmer une autonomie de la littérature brésilienne. Les écrivains africains, comme le Mozambicain Mia Couto ou le Cap-Verdien Baltasar Lopes ont plus tard usé de la même stratégie de décolonisation, par rapport aux lettres portugaises, en se servant du Brésil comme « élément médiateur » (p. 70). Pierre Rivas va même plus loin en soulignant que la littérature brésilienne, plus généralement latino-américaine, s’est imposée comme un modèle pour les écrivains francophones, en particulier ceux de la créolité, tels que Chamoiseau ou Glissant. Loin de Paris « qui reste l’instance de légitimation », un axe Sud / Sud est établi avec une « même matrice orale hantée de mythes et de langages populaires », « une même foi dans le récit » (p. 71) et un langage baroque qui n’a pas peur des excès. En aîné doté d’une érudition confondante, Pierre Rivas livre ici à ses jeunes pairs, chercheurs et amoureux des littératures tant de langue française que de langue portugaise, des pistes de réflexion passionnantes sur la déterritorialisation des littératures à l’heure de la mondialisation.

Ce ne sont là que des morceaux choisis des objets de recherche sondés par Pierre Rivas qui, des chapitres sur la « tentation » (p. 127) de Valéry Larbaud pour le monde luso-brésilien jusqu’aux dernières pages fort intéressantes sur les poètes fondateurs de la revue cap-verdienne Claridade (1936), met à la disposition du lecteur un panorama très large des littératures lusophones et de ses échanges avec la littérature française. Si plusieurs chapitres rendent des hommages appuyés à des figures d’intercesseurs entre deux cultures et deux univers linguistiques, tels Larbaud mais aussi Pierre Hourcade (découvreur de Fernando Pessoa aux yeux du monde littéraire et médiateur de l’amitié entre les poètes Adolofo Casais Monteiro, Jules Supervielle et Henri Michaux) ou encore Armand Guibert (traducteur de Fernando Pessoa), ce livre, à lui seul, prouve que Pierre Rivas peut lui-même être inclus dans la liste de ces grands passeurs en littérature…