L'ECRITURE DE LA VILLE CONTEMPORAINE BRESILIENNE DANS UN TOURBILLON D'IMAGES

A ESCRITA DA CIDADE BRASILEIRA CONTEMPORÂNEA EM UM TURBILHÃO DE IMAGENS

François Weigel[1]

[1] Professeur à l'Université fédérale du Rio Grande do Norte. https://orcid.org/0000-0001-8715-4077


Résumé:

À travers l'étude attentive d'une poignée de romans contemporains où le parcours et le mouvement dans la ville sont constitutifs de la dynamique de la narration, nous nous intéressons ici à la mise en mouvement de la ville, à l'écriture rendant compte d'un foisonnement d'impressions visuelles, dans les magmas urbains des grandes villes brésiliennes. Ce faisant, nous apporterons une réflexion sur les points de jonction entre des écritures fictionnelles et les arts visuels que sont la photographie et le cinéma.

Mots-clefs: littérature ; roman contemporain ; images ; mouvement ; cinéma


Resumo:

Através de um estudo aprofundado de um punhado de romances contemporâneos, onde o percurso e o movimento na cidade são constitutivos da dinâmica da narração, nos interessaremos aqui pela encenação do movimento urbano, pela escrita dando conta de uma proliferação de impressões visuais, no seio das grandes cidades brasileiras. Assim sendo, elaboraremos uma reflexão sobre pontos de junção entre escritas ficcionais e as artes visuais que são a fotografia e o cinema.

Palavras-chave: literatura; romance contemporâneo; imagens; movimento; cinema


Copacabana illuminée la nuit, vue de haut. Des traînées fuyantes de rouge et jaune suggèrent la course des véhicules et le trafic incessant de cette fourmillière urbaine bordée par l’océan, une grande étendue obscure formant un contraste saisissant avec les masses criardes de lumière qui dénotent l’agitation des bars et boîtes du quartier... Voilà le genre d’images qui défilent dans le générique de la série Romance policial – Espinosa (2015), réalisée par Jose Henrique Fonseca.

Dans une interview (Weigel, 2017, p. 502-513), Luiz Alredo Garcia-Roza nous avouait son enthousiasme pour l’adaptation télévisuelle de son roman Uma janela em Copacabana (Garcia-Roza, 2001) ; il s’émerveillait de la qualité visuelle des plans panoramiques et soulignait la capacité du réalisateur, qui n’est autre que le fils de Rubem Fonseca, maître du roman noir brésilien, à « obscurcir les couleurs vives de la ville, sans lui retirer sa beauté » (Weigel, 2017, p. 507). Dans la même interview, cependant, Garcia-Roza exprimait aussi sa défiance envers les images et mettait l’accent, lui qui fut enseignant-chercheur en psychologie, sur la puissance inépuisable des mots et de leur sens. Ses romans peuvent être très visuels, mettant en mouvement Rio de Janeiro – notamment ce Rio en clair-obscur des galeries de Copacabana ou des rues étroites du centre-ville, où les maisons coloniales se tapissent à l’ombre des gratte-ciel –, et tout à la fois se développent essentiellement par les dialogues et les divagations intérieures des personnages.

Partant de ces réflexions formulées par Luiz Alfredo Garcia-Roza, et considérant le foisonnement de fictions urbaines dans un pays, le Brésil, qui a connu dans le demi-siècle précédent un processus d’explosion démographique rapide et violent, nous nous sommes penchés sur quelques romans écrits par des écrivains de premier plan dans le panorama critique et éditorial contemporain, afin d’évoquer, par l’analyse directe des textes et de leurs artifices, la mise en mouvement des images, voire les emprunts ou les équivalences avec les procédés et esthétiques des arts visuels – le cinéma en tout premier lieu – dans la représentation littéraire du monde urbain. Dans ces quatre textes en soi très différents, la ville participe de la construction de l’imaginaire autant que de la dynamique de la narration. O fotógrafo, de Cristóvão Tezza (2004), établit clairement, par tout son métalangage, un dialogue entre l’écriture et un art visuel, bien entendu la photographie, qui apparaît dans le titre même ; Tant et tant de chevaux, de Luiz Ruffato (2012), qu’on pourrait qualidifier d’objet textuel non identifié tant sa structure est atypique, est un amoncellent de fragments, comme un montage en désordre d’instantanés de la ville de São Paulo ; Passager de la fin du jour, de Rubens Figueiredo (2013), fait défiler des morceaux de ville selon ce qu’en voit le personnage principal, depuis la fenêtre d’un autobus ; et le dernier texte à l’étude n’est autre que le premier roman de Garcia-Roza, Le silence de la pluie (2004). Chacun de ces récits donne à voir la ville et ses aspérités, souvent de façon fragmentaire, comme un ensemble d’images éparpillées.

D’une part, nous espérons montrer que, au cœur de ces romans, mais aussi des villes représentées, sont donc inscrites les notions d’hétérogénéité et de mobilité ; mais, d’autre part, ce survol critique d’une poignée d’œuvres a pour enjeu de délimiter le champ propre de l’écriture, en éclairant les écarts qui démarquent ces textes par rapport aux techniques des arts visuels et tout particulièrement du cinéma. Alors même que plus de 80 % de la population mondiale vit en milieu urbain et que notre époque est celle du triomphe de l’image, il est intéressant de s’interroger sur le champ propre de l’écriture en faisant la part des éléments visuels et non-visuels dans la représentation de la ville.

Des villes et des récits saturés d'images et d'inscriptions

« La ville est un idéogramme : le Texte continue ». Ces mots sont de Barthes (Barthes, 1970, p. 44), se penchant sur Tokyo, la ville qui crée sa propre sémiotique... Cela nous renvoie à l’association classique entre une ville et un texte ouvert ; la ville, avec son réseau de rues, sa topographie, mais aussi avec les marques du temps inscrites sur les édifices, possède sa propre écriture. Cela est vrai au sens métaphorique, mais aussi au sens premier, puisque les enseignes publicitaires, les tags, les panneaux d’indication et les feuillets volants distribués à la sauvette introduisent du texte au cœur de la ville. Les romanciers incorporent dans le fil de leurs récits cette dimension scripturale des villes. C’est tout particulièrement le cas de Tant et tant de chevaux, dans lequel des listes d’emplois, des annonces de cœur, des menus de restaurants ou des feuillets religieux s’intercalent entre des fragments narratifs. Cette masse d’informations et de textes éclaire la profusion et le bavardage de la ville.

« Les non-lieux réels de la surmodernité […] ont ceci de particulier qu’ils se définissent aussi par les mots ou les textes qu’ils nous proposent : leur mode d’emploi en somme » (Augé, 1992, p. 139). L’anthropologue Marc Augé avait insisté sur l’envahissement de l’espace par les textes, les panneaux, écrans, affiches et publicités, en affirmant que dans le régime des non-lieux sont « mises en place les conditions de circulation où les individus sont censés n’interagir qu’avec des textes » (Augé, 1992, p. 139). Or, comme l’exprime Christina Horvath dans son étude consacrée au roman urbain contemporain en France, « ce caractère éminemment textuel facilite l’intégration des non-lieux dans le corps des textes littéraires […] » (Horvath, 2007, p. 75). Les publicités ou les annonces de journaux, les traces écrites et non écrites sont saisies au « vol » par l’œil des personnages, que ces derniers se retrouvent dans la situation de piétons, comme le photographe de Tezza, ou bien dans celle d’usagers des modes de transports, comme Pedro, le « passager de la fin du jour » dans le roman de Rubens Figueiredo.

Dans Tant et tant de chevaux, il n’y a pas de personnage central, mais plutôt une accumulation de fragments, avec l’apparition de plusieurs personnages anonymes mais aussi des formes de discours, des paroles entendues à l’impromptu, des bribes de textes écrits sur des papiers volants... Cet ensemble hétéroclite renvoie, même de façon très lâche, à une signification commune : celle d’une ville exorbitante, où tout s’empile, gens, discours, véhicules, violences et transits en tous genres. Et tous ces fragments, qu’il s’agisse de listes, de documents officiels, de brèves astrologiques, de feuillets de prières ou encore d’un menu de restaurant, ne sont pas porteurs d’une valeur symbolique ou d’une transcendance poétique, à la façon des montages d’objets et d’images pratiqués par les surréalistes. Ils créent simplement des effets de réel et se présentent comme des « indices référentiels » (Schøllhammer, 2007a, p. 71), des choses et des signes collectés dans le quotidien, imposant la réalité de la ville dans l’écriture du roman. « La pratique de l’insertion de bribes de textes d’origines diverses » est courante dans le roman urbain contemporain, comme a pu le souligner Christina Horvath. Ces bribes tirées de pages de journaux, d’annonces, de notes ou de graffitis sont « glanées dans l’espace urbain », puis collées dans « la discontinuité du texte », en un procédé qui « tâche à conserver l’hétérogénéité du matériau intertextuel au lieu de le fondre dans le texte ». Ce serait une façon « d’injecter le réel, par petites doses, dans le texte » (Horvath, 2007, p. 184).

Passager de la fin du jour fait ainsi allusion, à deux ou trois reprises, à des publicités et donc à l’écriture commerciale qui parsème la ville. Ces publicités sont nettement mises en évidence dans le paysage urbain, comme si elles s’interposaient de force entre le regard du personnage et le reste du décor urbain. Ainsi, quand le bus est englué dans les embouteillages, Pedro peut difficilement faire abstraction d’une publicité géante, « de la taille du bus » (Figueiredo, 2013, p. 188). Le texte dénonce implicitement l’indécence des techniques de marketing, car en plus de constituer une forme de pollution visuelle, ces publicités imposent l’idéal d’une vie bourgeoise. La photo de la publicité est celle d’une top-modèle ou célébrité de la télévision, « à demi couchée, alanguie », « presque irréelle, aux lignes trop longues », « les yeux immenses, […] aveugles à la poussière et aux cendres face à eux » (Figueiredo, 2013, p. 188-189). Le vocabulaire le montre assez, la photo jure avec le paysage urbain environnant. Ce cliché vend une réalité surfaite, « irréelle », en contradiction presque totale avec le quotidien de la population. On détachera en particulier l’image des « yeux aveugles à la poussière », comme une matérialisation de la cécité d’un monde global et prospère, qui refuse de voir ce monde « d’en-dessous » ou des « marges », de la saleté et de la misère.

Ce simulacre vendu par les grands groupes commerciaux est d’ailleurs plusieurs fois mis en scène dans ce roman, et on trouve un autre exemple significatif dans un passage où Pedro se souvient d’une journée où lui et Rosane discutaient des problèmes du Tirol, tout en regardant distraitement la télévision. Le texte décrit alors très précisément les éléments visuels d’une publicité pour une banque, dans laquelle un couple souriant, brandissant des cartes de crédit qui « semblaient s’embrasser dans les airs » (en portugais : “parecia que os cartões se beijavam no ar”), range sa voiture au bord d’une piscine, d’où émerge une jeune fille à la « peau bronzée », devant une « maison peinte de frais » et une pelouse impeccable. La précision de l’écriture n’est pas gratuite, le vocabulaire restitue les images d’un bonheur factice offert par la télévision, et ce qui est dépeint est une sorte d’American way of life qui jure avec la réalité de la ville brésilienne représentée par Rubens Figueiredo (Figueiredo, 2013, p. 68).

Mais c’est sans doute dans Le silence de la pluie et O fotógrafo que la réutilisation, par les narrateurs, de textes visibles sur les murs ou bien sur les enseignes d’édifices, est la plus intéressante. Personnages et lecteurs sont invités à mener leur enquête à partir des traces de la ville. Dans les premières pages du roman de Garcia-Roza, la très élégante artiste designeuse Bia flirte avec l’architecte et professeur Júlio. Après une conférence à l’université fédérale de Rio de Janeiro, tous deux traversent la rue Carioca pour se rendre au Bar Luiz. Le texte décrit en quelques traits l’animation des rues et surtout relève les annonces de films placardées sur la porte du cinéma Íris : « […] une affiche manuscrite annonçait ‘Deux films et deux shows avec des filles triées sur le volet’ ; tandis qu’une autre, richement illustrée, présentait le film L’Exterminatrice d’orgasmes » (Garcia-Roza, 2004, p. 15).

Pourquoi la narration s’arrête-t-elle à ce genre de détails ? Parce que le texte entend donner vie au centre-ville de Rio de Janeiro, un espace hétéroclite où le prosaïque se mêle à un raffinement singulier, et où l’ancien et le moderne se côtoient. De belles bâtisses à l’intérieur art-déco abritent un bar regorgeant de monde ainsi qu’un cinéma pornographique, et une rencontre romantique entre deux jeunes gens aisés et très cultivés se développe avec des illustrations de films coquins comme toile de fond, mais aussi à côté d’un touriste qui étudie la carte de la ville, et à deux pas d’un « grand mulâtre, portant un débardeur en soie, deux bracelets en argent à chaque poignet, une chaîne autour du coup et beaucoup de bagues » (rien que ça !), engagé dans une conversation « à voix basse avec une blonde » (Garcia-Roza, 2004, p. 15). Par ailleurs, en connaissant le fin mot de l’histoire ourdie par Garcia-Roza, on ne peut s’empêcher de se demander si le titre du film mentionné n’est pas une anticipation discrète et ironique du dénouement. Rosa, tuant Aurélio après un coït d’une violence inouïe, n’est-elle pas, au sens premier, une « exterminatrice d’orgasmes »…

Dans O fotógrafo, bien plus encore que dans Le silence de la pluie, on ne peut douter de l’intentionnalité des jeux de miroir établis entre l’intrigue romanesque et le relevé d’inscriptions et d’illustrations, dans le fil de la description des rues. Plongé dans le mouvement des rues, le photographe passe devant un kiosque de journaux et son regard est accroché un court instant par le titre d’un magazine : « EXCLUSIF ! LÍDIA ET DUARTE VONT SE SÉPARER ! » (Tezza, 2004, p. 115).[2] Cette manchette se réfère à un fait marquant d’une telenovela et retient forcément l’attention du personnage, qui rumine alors des pensées sur sa femme Lídia. Cependant, contrairement au lecteur, le photographe ignore que l’amant de Lídia s’appelle aussi Duarte, et c’est pourquoi il finit par passer son chemin en oubliant l’affiche.

Le personnage reprend sa marche, mais subrepticement se remet à ruminer des pensées au sujet de ce titre, puis songe même à rebrousser chemin pour revoir l’affiche, comme s’il avait le pressentiment que la phrase était une clef qui pourrait lui permettre de percer un mystère. Autrement dit, l’emploi de textes lus par les personnages au cours de leurs pérégrinations est une façon d’adresser des clins d’œil complices au lecteur, qui en sait toujours plus que le personnage. Tezza affectionne cette technique, puisqu’on trouve un autre détournement parodique dans l’épisode où Duarte et Lídia échangent leur premier baiser. Alors que le couple est au cinéma, une bande annonce défile sur l’écran pour une adaptation filmique des Illusions perdues de Balzac. De la sorte, Tezza s’amuse de l’idylle naissante entre la jeune Lídia et Duarte, son professeur, un homme peu disposé à renoncer à sa situation d’homme marié avec la riche Mara (Tezza, 2004, p. 80).

Le recyclage des références les plus diverses

Telenovela, séances de cinéma et allusions à des titres de films, voire à certains genres cinématographiques. À travers la description de l’univers urbain désolant et extrêmement violent d’un jeu vidéo, que deux enfants de rue observent fascinés sur le pas d’un comptoir informatique, Rubens Figueiredo établit une sorte de mise en abyme dystopique de la ville contemporaine et de son inhospitalité. Tezza, quant à lui, pastiche un grand classique du spetième art : « Il avait toujours souhaité avoir de puissantes jumelles – et une jambe cassé comme alibi, songea-t-il en souriant – pour contrôler la ville entière dans le cadre de cette fenêtre » (Tezza, 2004, p. 236). La jambe cassée, les jumelles et, pour les personnages, la volonté d’observer les voisins depuis la fenêtre de leur appartement, en souhaitant contrôler leurs moindres faits et gestes : la référence à Fenêtre sur cour (1954), film d’Hitchcock, est on ne peut plus claire.

Chez Garcia-Roza, L’exterminatrice d’orgasmes est vraisemblablement un titre imaginaire, mais qui fait immanquablement penser au genre « pornochanchada », en vogue au Brésil dans les années 1970, avec ses outrances baroques que l’on retrouve, d’une certaine façon, dans l’ultime péripétie du roman Le silence de la pluie, à savoir l’assassinat d’Aurélio par Rose, raconté avec force détails. Dans une scène peu crédible mais divertissante où l’auteur, psychologue de formation, mêle appétit sexuel et pulsion de mort, Rose engage son séquestreur dans une relation sexuelle d’une violence inouïe puis le tue au summum de la jouissance sexuelle. Mais ce n’est pas tout, puisqu’en plusieurs points la narration fait référence, non sans ironie, à ce qui la sépare de schémas policiers spectaculaires, en vogue partout dans la littérature et surtout le cinéma populaires, notamment dans les films américains. On détachera notamment les propres mots d’Espinosa :

S’il s’était agi d’un film américain, l’identification aurait simplement pu être faite à partir des empreintes dentaires. Il se trouve que presque personne ne possède de dossier avec ses empreintes dentaires, encore moins s’il s’agit d’un pauvre qui n’a pas de dentiste et, dans la plupart des cas, encore moins une empreinte dentaire. (Garcia-Roza, 2004, p. 180).[3]

Bien entendu, le commentaire exprime le manque de moyens financiers mis à disposition de la police et la misère sociale du Brésil, mais l’indigence extrême existe aussi aux États-Unis, et il semble que le texte raille également l’artificialité des enquêtes telles qu’elles sont présentées dans les blockbusters américains.

Les écrivains ne réinvestissent pas simplement des matériaux textuels, mais aussi des symboles et des représentations collectives, des éléments discursifs d’autres domaines artistiques tels que le cinéma ou la photographie, le tout en faisant des sauts de gambades entre les époques. Les références fourmillent en l’absence de toute hiérarchie, avec une volonté d’abolir les frontières entre différents registres, ou entre des genres supposément plus nobles et des formes d’expression populaires. Il s’agirait là d’une intertextualité au sens large, au-delà du seul champ littéraire. José Enrique Martinez Fernandez avait notamment proposé une notion plus étendue de l’intertextualité, en distinguant l’intertextualité endolittéraire, lorsque le dialogue est établi avec d’autres textes littéraires, et l’interxtualité exolittéraire, en dialogue avec des références venant d’autres arts, notamment du cinéma ou de la chanson (Martinez Fernandez, 2001, p. 81).

Nous irons même jusqu’à reprendre le terme de Walter Moser et Jean Klucinskas (2004, p. 1-27), qui parle de « recyclage » pour caractériser cet aspect central de la littérature contemporaine, dans la mesure où les techniques d’invention et de réappropriation ne se fondent pas simplement sur des références textuelles, mais sur la récupération d’éléments esthétiques hétérogènes. Le recyclage coïnciderait avec la prolifération d’objets dans nos sociétés contemporaines, la valorisation des « déchets » en tant qu’ils peuvent être réutilisés, et le perfectionnement des techniques de copie et de reproductions en série. Tous les « déchets » sont recyclabes ; un artiste peut recycler des discours ou pratiques d’arts dits « nobles » aussi bien que des éléments de culture populaire et même des matériaux trouvés hors du champ de l’art. Cette pratique artistique à partir des matériaux les plus divers trouve sans doute sa manifestation la plus aïgue dans Tant et tant de chevaux. En ce sens, la liste hétéroclite de titres de livres assemblés sur une étagère (Ruffato, 2012, p. 57-59), même si elle n’est pas une référence au cinéma, mérite d’être mentionnée. On y trouve aussi bien un titre de Paulo Coelho que Le Rouge et le Noir de Stendhal, ou encore un livre de Groucho Marx, le Bhagavad Gita ou une biographie d’Hitler. Ruffato, ici, non content de souligner l’effacement des frontières entre les sphères érudites et populaires, accentue encore un aspect central de Tant et tant de chevaux, à savoir l’idée d’un entassement d’objets et de références, symptomatique du chaos de la métropole et de la profusion de signes qui caractérisent la vie dans les grandes villes mondialisées.

Une successivité accélérée d'images

La ville grouille, elle provoque le vertige. Dans Le silence de la pluie, les déplacements incessants d’un lieu à l’autre font ressortir tous les contrastes de Rio de Janeiro. Le roman, de fait, ne s’ancre jamais vraiment dans un lieu ; d’un chapitre à l’autre le lecteur est transporté aux quatre coins de la ville. Si l’on en croit Michel de Certeau (1990, p. 75), cette « frénésie spatialisante », que l’on constate dans Le silence de la pluie, c’est-à-dire cette propension à déplacer le lecteur en plusieurs espaces dans lesquelles les personnages sont en action, serait typique du roman policier et d’autres récits populaires.

Assez rarement dans Le silence de la pluie et O fotógrafo, plus régulièrement dans Tant et tant de chevaux et systématiquement dans Passager de la fin du jour, la description itinérante n’épouse plus le rythme de la marche, mais d’un véhicule. Sans s’attarder sur tel ou tel élément de la ville, les descriptions ne font qu’énumérer des éléments de paysage : un supermarché, des enfilades de bâtiments, le flux d’autres véhicules. Dans huit fragments différents du roman de Ruffato, la narration, comme le relève Sheila Katiane Staudt, renvoie à la ville au moment où les personnages se trouvent dans leur voiture (c’est le cas le plus fréquent), mais aussi en hélicoptère ou en avion. Les phrases et les éléments visuels défilent vite, d’un fragment à l’autre, et le déplacement des véhicules conduit la narration à un « même mouvement véloce » et syncopé, qui n’enregistre que « la surface des choses » (Staudt, 2015, p. 57). Le lecteur de Tant et tant de chevaux, désorienté par un focus narratif sans cesse en mouvement, n’est pas loin de ressentir le même vertige qu’à la vue des peintures de Kiefer. La série de toiles de ce peintre contemporain, intitutlées Lilith, offre des vues aériennes inquiétantes d’une São Paulo trouble et sombre, couverte par la silhouette d’une figure féminine diabolique…

Dans Passager de la fin du jour, tout au long du roman la ville est saisie à travers la dynamique du voyage en bus, avec ses à-coups, ses moments d’accélération et ses embouteillages. À l’intérieur d’un bus, le regard du passager (et avec lui le regard du narrateur qui enregistre ses mouvements intérieurs) « glisse sur les passants mais aussi sur les façades, sur les immeubles qui se renouvellent »… Dans cette observation de Pierre Sansot (2004, p. 301) sur la « poétique » urbaine liée à l’autobus, c’est le verbe « glisser » qui retient surtout notre attention. De fait, l’écriture met souvent en place des sortes de « travellings » qui « glissent » sur les détails urbains, « à la surface des choses »… Comme lorsque notre champ visuel s’accélère derrière le hublot d’un avion : « À cet instant, en regardant par la fenêtre, on avait presque l’impression de se trouver à bord d’un avion en train de décoller », c’est d’ailleurs une formule employée par le narrateur de Passager de la fin du jour. L’accumulation de substantifs déploie cette vision accélérée de la ville, dans la vitesse du bus : « Apparurent peu à peu les terrasses des maisons et des petits immeubles : des citernes d’eau, des antennes, des appentis précaires, des barbecues, du linge mis à sécher sur des cordes tendues » (Figueiredo, 2013, p. 25). Dans le même temps, Pedro observe aussi l’agitation à l’intérieur du bus, les bousculades entre passagers, et toutes ces visions se mêlent à son propre paysage mental. Dans un tourbillon d’images, sa position de passager fait de lui le témoin de la « représentation-spectacle »[4] d’une ville en mouvement. Le cinéma regorge de scènes où la ville de dévoile au rythme de véhicules en marche, mais on peut ici songer à des passages éminement célèbres de la littérature, en particulier à Tom Jones, où différentes aventures se déploient à partir de la dynamique d’un voyage sur la route d’Upton (Fielding, 2007 [1749]), et bien sûr à Madame Bovary et à la célèbre scène de l’adultère d’Emma avec Léon, dans un fiacre traversant Rouen (Flaubert, 1972 [1857]) : Fielding et Flaubert, des cinématographes avant l’heure...

Dans O fotógrafo, le lecteur, tel un spectateur, doit être particulièrement vigilant et rapide dans l’identification de chaque épisode ; il doit notamment faire preuve de sagacité en s’appuyant sur les quelques plans larges de la ville, où le texte fait référence à la couleur du ciel. Par exemple, il vaudrait mieux que le lecteur relève le moment où le photographe voit le soleil matinal qui inonde Curitiba, penché à une fenêtre chez Íris, ou bien celui où il contemple le crépuscule depuis les hauteurs du quartier de l’Alto de Mercês. Ce lecteur doit rester concentré jusqu’à la dernière phrase du roman, où « un filet de lumière matinale se reflète sur le trottoir » (Tezza, 2004, p. 285), point de départ d’une nouvelle journée. Bárbara Cristina Marques a très justement signalé l’importance de ces images visuelles de la ville, en tant que marqueurs temporels venant combler, « dans l’espace diégétique, le manque de temporalisation ressenti par le lecteur en fonction de la rapidité et de la simultanéité avec lesquelles scènes et événements apparaissent » (Marques, 2013, p. 225). L’expression de Cimara Valim de Melo (2012, p. 100), qui parle d’une construction narrative délibérément élaborée comme une « véritable mosaïque de regards », est ici particulièrement appropriée.

Des textes photogéniques ou imprégnés de cinéma ?

Par cette dernière expression – une mosaïque de regards – on toucherait peut-être à un aspect fondamental de la fiction contemporaine dans son ensemble, y compris pour ce qui concerne des romans qui ne s’inscrivent aucunement dans un dialogue avec les arts visuels. Dans la phrase liminaire de son livre Além do visível, o olhar da literatura, Karl Erik Schøllhammer (2007b, p. 7) lance cette question rhétorique qui en dit long sur l’importance du champ visuel dans la culture, et donc aussi dans la littérature contemporaine : « Comment lire de la littérature aujourd’hui sans prendre en compte la prédominance de la culture de l’image ? ». Déjà, dans Manhattan Transfer, publié en 1928, puis dans sa trilogie USA, celle-ci s’ouvrant avec Parallèle 42, datant de 1930, par la caractérisation d’une foule en l’attente d’un métro nocturne et qui, du fond même de cette multitude anonnyme, fera ensuite défiler une myriade d’histoires solitaires, l’écrivain américain Dos Passos employait les techniques du flux de conscience, du simultanéisme et du mouvement perpétuel des scènes et images (Dos Passos, 1973 et 2002) . Il étouffait la voix de l’auteur et même le discours du narrateur pour se rapprocher d’une esthétique qu’il dit être inspirée en partie par le cinéma – et, au premier chef, par les films du russe Eisenstein, qu’il avait rencontré.[5] Ces romans de John Dos Passos se présentent, à l’égal de Berlin Alexanderplatz d’Alred Döblin ou encore de l’Ulysse de James Joyce, autres classiques de la modernité littéraire, comme des références incontournables pour ce qui est de la représentation fictionnelle d’un monde urbain tourbillonnant et fragmenté, mais ont en plus été au cœur des discussions critiques sur l’influence des arts visuels, en particulier le cinéma, dans la littérature. Citant Manhattan Transfer, Claude-Edmonde Magny est ainsi la première voix au sein de la critique française qui, avec L’Âge du roman américain (1948), évoque l’imitation de procédés cinématographiques, consciente ou non, comme un vecteur puissant de transformation de l’art romanesque.

Un roman comme Tant et tant de chevaux fait usage de procédés que Dos Passos, en précurseur, a expérimentés. Ruffato a recours à plusieurs techniques du roman expérimental pour mettre en perspective la déshumanisation et la précarité du monde urbain à l’ère de la mondialisation. Pour nous propulser dans le kaléidoscope de la ville, la narration opère comme une « camera eye » à travers une focalisation tournante exposant divers endroits et personnages de la ville. Parfois, l’écriture semble en quête de l’alliage si puissant du cinéma entre son et image. Dans le fragment 4, le lecteur est comme propulsé dans le bolide filant vers Cumbica :

Le Neon file à toute allure sur l’asphalte accidenté, sans tenir compte des bosses, dos d’âne, dénivellations, graviers, trouée noire dans la nuit noire, emprisonnée, la musique hypnotique, toum-toum toum-toum […]. (Ruffato, 2012, p. 17).[6]

Par l’enfilade de substantifs, avec également des jeux d’allitérations (ici nous citerons le texte portugais, qui exprime mieux ces effets sonores : « rege o tronco que trança »), des onomatopées figurant le bruit d’une voiture qui amortit les chocs, ainsi qu’une paronomase doublée d’une répétition (« negra nesga na noite negra »), l’écriture crée un effet « hypnotique », comme la musique mais également comme la lumière clignotante du véhicule, dans l’obscurité de la nuit. À l’avenant, Passager de la fin du jour propose de nombreux passages où les bruits de moteur du bus accompagnent des instantanés visuels, tels que, dans des sortes de gros plan, les semelles qui vibrent ou les mouvements des pédales actionnées par le conducteur (Figueiredo, 2013, p. 150).

Les montages narratifs, en bien des points, établissent des correspondances avec des techniques visuelles. Dans son texte, Tezza joue d’une double potentialité de la photographie : le cliché, comme l’éclaire Susan Sontag, est une coupe unique dans le temps, « un procédé pour fixer l’image de ce qui disparaît » (2008, p. 32), pour capturer et pérenniser un événement isolé, mais tout à la fois l’appareil photo fait de nous des « consommateurs d’images sur un rythme sans cesse accéléré » (2008, p. 243),[7] et la photo peut de plus s’insérer dans une séquence, un montage. Les croisements des lieux et des personnages entre les chapitres créent des effets de simultanéité, semblables aux impressions que la photographie proportionne.[8] La technologie, après la photographie, a d’ailleurs permis d’animer les images, par le cinéma, et c’est par le bout de cette lorgnette que la critique Barbara Cristina Marques (2013) a pu évoquer, au sujet du montage narratif réalisé par Tezza, une interface entre la littérature et le cinéma, car la dynamique narrative met en mouvement les images, elles les fait défiler.

À l’intérieur même des chapitres, le texté est comme découpé par une série discontinue de photogrammes. Prenons le chapitre « Le photographe boit une bière » (“O fotógrafo bebe uma cerveja”). Le photographe a laissé sa voiture sur la place de l’Expedicionário, mais il avance en sens contraire sur l’avenue Mariano Torres, en jetant des coups d’œil pour voir si le le trafiquant du premier chapitre est encore présent. En revenant sur ses pas, surprise : Íris sort de l’appartement. Il la voit prendre la rue Doutor Faivre, et la traque avec son appareil. « Il s’adossa au mur d’un parking et encadra, de loin, la silhouette d’Íris […], prête à tomber dans les rets du mouvement millimétrique de son appareil, qui capturait sa forme et peu à peu la rapprochait en la grossissant » (Tezza, 2004, p. 40). Il prend alors deux photos, puis attend que des voitures passent et que son modèle se dégage de l’ombre projetée par une personne arrêtée au même passage pour piétons, avant de reprendre d’autres photos. La jeune femme s’éloigne, mais ici ou là réapparaît « sa silhouette, parmi d’autres » (Tezza, 2004, p. 41), comme dans des flashs d’images qui resserrent la vue sur Íris au cœur de la rue. Dans le va-et-vient de la foule, un autre gros plan donne ensuite à voir un enfant de rue qui passe à quelques mètres du photographe, avec l’intention, sans doute, de lui demander l’aumône. La jeune femme, elle, passe la rue Quinze, et le photographe, dans un plan large, la distingue s’approchant du rectorat universitaire.

  Tout au long de ce chapitre, des images fugitives se succèdent sans véritables transitions, un peu comme si le texte appliquait « la stratégie de petits ‘cuts’ », empruntée au cinéma, comme le fait remarquer Barbara Cristina Marques (2013, p. 220). La séquence d’images et de « cuts » serait ici la suivante : d’abord une photo d’Íris, puis un « cut » avec des véhicules qui passent, on voit ensuite le mouvement de la foule dans laquelle la jeune femme s’engouffre, une autre photo d’elle est prise et, finalement, un cadrage sur un enfant de rue se juxtapose à ces images. À tout cela, il faut ajouter des « instantanés » narratifs sur les pensées intérieures du photographe. De fait, ces instantanés intérieurs et les images extérieures se télescopent, de sorte que l’écriture crée une impression de simultanéité. Or la juxtaposition de « différents fils diégétiques » crée les mêmes effets de fragmentation, de mouvement et de simultanéité à l’échelle du roman tout entier, ce que fait ressortir, une fois encore, l’analyse remarquable de Barbara Cristina Marques :

Différents fils diégétiques qui conservent, évidemment, une certaine linéarité narrative, mais qui sont exposés au lecteur de façon affaiblie, comme des blocs ou des raccourcis qui se rejoignent, en des rencontres fortuites qui, peu à peu, se greffent à la trame. C’est comme si Tezza avait décidé de ne pas avoir recours au « fade-in » pour dissoudre l’intervalle entre chacun des épisodes (ou chapitre). Au contraire, il y aurait entre eux des coupures (Marques, 2013, p. 219).

On peut en effet considérer qu’il y a là une interface entre la littérature et le cinéma, mais il ne faudrait surtout pas oublier la troisième pointe du triangle : la photographie. Tezza met en place, par l’écriture, des descriptions succinctes, des arrêts sur image, qui capturent Curitiba à différentes heures de la journée, et parfois grossissent la vue, encadrant par exemple fixement le visage d’Íris ou celui d’un mendiant dans les rues de cette ville. Mais en même temps l’écrivain relie par des fils ténus ces différentes images, dans une dynamique narrative marquée par l’entrecroisement des personnages. On ne peut vraiment parler de séquences narratives qui s’enchaînent selon un schéma actanciel très clair, avec un début et une fin, et cependant des raccordements entre des scènes, des lieux et des personnages, ne s’établissent pas moins dans la discontinuité narrative du roman.

Selon l’intuition de Susan Sontag (2008, p. 110 et 113), en tant que morceau du réel ou d’une séquence filmique, le photogramme s’apparente à une « citation », ce qui lui donne une forme de légitimité factieuse, en sa qualité d’être-là, de témoignage éparpillé du réel.[9] Susan Sontag, développant ensuite un parallèle entre la citation du réel (par une photo… ou par un photogramme narratif) et la citation d’un film (par une photo de plateau), a ces mots très éclairants : « Le monde photographié entretient la même relation, d’une fausseté essentielle, avec le monde réel, que le photogramme avec le film. La vie n’est pas faite de détails significatifs, illuminés l’espace d’un éclair, fixés pour toujours. Les photographies le sont » (2008, p. 119). Tezza joue de ces rapports trompeurs, « d’une fausseté essentielle », entre des « citations » et une représentation totale de la vie, entre la discontinuité narrative et le plan d’ensemble du roman, entre la photographie d’un fait unique et une séquence d’images formant une sorte de processus filmique. Finalement, il entretient une ambigüité entre des instantanés conçus comme des « messagers de l’identité » (Tezza, 2004, p. 29) et, par opposition, l’idée que l’identité et la réalité ne sont jamais réductibles à des photogrammes.

L’ambigüité est également au cœur de l’esthétique de Garcia-Roza, mais son écriture la dissémine d’une bien autre façon. Dans ses textes, il y a certes des détails visuels, des objets signifiants – on pense par exemple à la description du désordre apparent (organisé avec fantaisie, en vérité !) de l’appartement d’Espinosa, qui correspond à son côté imaginatif et rêveur. Mais l’ambiguïté se propage surtout par l’enquête sur les pensées et motivations des personnages et elle se trouve renforcée par des indications sur une lumière en clair-obscur et sur une pluie hésitante qui figure dans le titre même du roman. « La lumière qui pénétrait par les minuscules interstices des persiennes était faible, presque absente, accompagnée du bruit de la pluie, dont j’ignorais si je l’avais entendue ou seulement soupçonnée » (Garcia-Roza, 2004, p. 143). Si l’on devait ici faire un parallèle avec une œuvre cinématographique, on penserait à l’esthétique noire, bien sûr, et surtout à l’atmosphère fantasmagorique, aux pénombres et aux lumières irréelles de films oniriques. Ce n’est assurément pas un hasard si Garcia-Roza a choisi pour repère temporel de son intrigue le printemps (les mois de septembre et d’octobre sont mentionnés dans le texte), moment où Rio de Janeiro est souvent plongé dans le demi-jour d’un ciel pluvieux et gris…

Mais, assurément, les textes de Tezza ou de Ruffato sont davantage propices à des rapprochements avec le cinéma, de par leur « montage » de scènes et fragments. Pour Paulo César Konzen (2006, p. 204), Tant et tant de chevaux propose une « construction de récits en réseaux », qui oblige le lecteur à une « lecture multilinéaire », comme si le texte reproduisait le « mouvement hypertextuel des écrans ». Cette construction en réseaux s’apparenterait aux techniques du zapping, aux effets de rythme entre séquences visuelles. La critique, se penchant sur Tant et tant de chevaux, a ainsi souvent associé les séquences rapides du roman aux mouvements d’un film parcourant à toute allure différents endroits d’une ville. Maria Zilda Cury estime que les textes de Ruffato présentent des « flashs de la ville » (2007, p. 109), et considère que les différents personnages de Tant et tant de chevaux sont « captés par une caméra qui filme dans un vertige » (2007, p. 111), tandis que Renato Cordeiro Gomes parle d’histoires collectées à une folle vitesse, comme si l’on parcourait la ville en voiture (2007, p. 138). Nelson H. Vieira résume assez bien le sentiment général de la critique face à cette œuvre, en une analogie entre le mouvement narratif et des vues offertes par une caméra :

Comme une caméra cinématographique, la narration oblige le lecteur à regarder et sentir émotivement des instants de vie habituellement invisibles à l’œil nu de l’individu urbain, pressé et impatient, qui court au sein d’une foule d’êtres inconnus. (Vieira, 2007, p. 119).[10]

Les limites de l'approche critique sur la part visuelle du texte littéraire

Dans le fond, que l’image soit associée au mouvement d’une caméra ou à des visions emportées à la vitesse d’un bolide, tous ces critiques retiennent l’idée d’images mobiles, tourbillonnantes et rapides. Ce qui appert est donc l’aspect à la fois visuel et décousu du « parcours » inscrit dans ce roman. Lors de notre entretien (Weigel, 2019), Ruffato, racontant la genèse de son texte, nous a expliqué être allé récolter, muni de son carnet, des objets matériels tels que des journaux, pubs, tracts, brochures, tout au long de la journée du 9 mai 2000. Selon ses dires, il ne savait trop que faire de ces matériaux, jusqu’au jour où il aurait vu une exposition à la Biennale des Arts Plastiques,[11] une œuvre formée par une accumulation de bottes, de chaussures et de sandales usées et collectées dans la ville de Manaus. Toutes ces chaussures, pour Ruffato, suggéraient une infinité d’histoires. L’idée de composer son livre de la même façon, comme une « installation littéraire »,[12] aurait alors fait son chemin.

L’anecdote de Luiz Ruffato est intéressante et renvoie au projet littéraire de l’auteur, avec cette technique qui consiste à amonceler les « objets », traces écrites de la ville, pour en signifier l’absolu éparpillement. Elle conforte le fait d’appréhender ce roman comme un ensemble hétéroclite de fragments épars de la ville, et nous rappelle aussi que le texte n’est pas qu’un ensemble d’images mobiles, mais intègre également ces textes-objets, notes, listes et publicités, qui sont « installés » et exposés de façon brute au milieu des fragments narratifs. Mais il ne faudrait cependant pas oublier le deuxième terme de l’expression employée par Ruffato : l’installation est « littéraire », c’est-à-dire qu’elle ne reduplique pas simplement des traces écrites de la ville, mais qu’elle se fonde sur des choix de langage et de structure. Par le langage se déploient des images, mais aussi du mouvement, des sensations non visuelles, des pensées et des émotions.

De fait, si des rapprochements peuvent éventuellement être faits entre le cinéma et des textes comme Tant et tant de chevaux, O fotógrafo ou, dans une moindre mesure, Le silence de la pluie et Passager de la fin du jour, il ne faudrait pas pousser trop loin le parallélisme, jusqu’à en oublier la spécificité de chacune de ces expressions artistiques – la littérature et le cinéma. Erik Schøllhammer, tout en ayant souligné l’importance d’une culture de l’image dans la littérature brésilienne contemporaine, nous aide à démarquer très clairement le champ spécifique du texte, par rapport à la séquence filmée. Le critique détache lui aussi « la forte visualité du texte de Ruffato », mais il récuse l’idée d’une visualité semblable à celle du cinéma, en insistant sur les « dimensions non perceptibles et non optiques de l’image » proposées par Luiz Ruffato (Schøllhammer, 2007a, p. 70). Le lecteur « imagine » et reconstruit mentalement la ville de São Paulo à partir de descriptions d’éléments visuels, mais aussi de passages qui caractérisent un ressenti synesthésique de la ville, ainsi qu’à partir de monologues intérieurs faisant affleurer la pensée des personnages, et pour finir à travers la structure narrative, le rythme des phrases, les figures de style comme les énumérations, la parataxe.

De la même façon, si un écrivain comme Tezza s’ingénie à créer des séquences d’instantanés défilant sous les yeux des personnages et des lecteurs, il est évident que la durée de lecture d’un livre n’est pas la durée d’un film, celle-ci étant imposée par le cinéaste au spectateur. L’instantanéité des « images » du roman n’est donc qu’un effet d’écriture. Cependant, plutôt qu’une faiblesse de la littérature, cela peut tout aussi bien être considéré comme une force, dans la mesure où l’écrivain, et Cristóvão Tezza ou encore Rubens Figueiredo ne s’en privent pas, distend ou raccourcit le temps de l’action en insérant entre les scènes visuelles des « photogrammes » internes sur les états de conscience des personnages, mais aussi en renvoyant à un temps antérieur à l’action narrative, par l’anamnèse et la remémoration. La kinesthésie n’est pas seulement visuelle, elle est aussi polysensorielle et mentale.

Considérations finales

Dans ces textes, les écritures, de diverses façons, cherchent à donner l’impression du mouvement, à faire défiler les images au gré des déplacements en milieu urbain. À l’heure du cinémas, des séries télévisées et plus généralement de l’omniprésence des écrans, le parallèle avec le cinéma et les montages vidéo est presque inévitable. Le cinéma, dès l’instant où il s’est popularisé, avait représenté un défi nouveau, dans la mesure où il anime les images et où il les fond l’une à l’autre, en donnant cette impression de continuité visuelle que nous éprouvons dans la vie réelle. Mais la question du cadrage et de l’ajustement d’une image est quelque chose que tout écrivain, plus largement, pouvait déjà observer dans la peinture. Nous rappellerons simplement, en guise d’exemple, ce qu’Henri Mitterand (2008, p. 38) écrivait au sujet de la représentation de Paris, chez Zola : « Le lecteur visite la ville avec les yeux de Manet, de Courbet, de Monet, de Pissaro, ou encore de Bérard ou de Steinlein. Zola utilise les mêmes perspectives, les mêmes cadrages, les mêmes lumières, et les mêmes couleurs que ses amis peintres […] ».

Surtout, nous ne saurions exagérer la portée des arts visuels au risque de réduire la spécifité de l’art littéraire. La question n’est pas tant de se demander si le cinéma influence la littérature ou si celle-ci imite celui-là, mais plutôt de s’interroger sur la manière dont la littérature trouve de quoi enrichir son champ propre par le dialogue avec d’autres canaux d’expression. Pour prendre un seul exemple, O fotógrafo est un roman, assurément, qui représente Curitiba en se réappropriant des procédés et des abordages qui sont propres au cinéma et à la photographie. Non pas, encore une fois, que le roman copie le cinéma et la photographie – cela est tout bonnement impossible. Il se n’agit pas plus d’une réécriture à la façon d’un script de cinéma. Mais plutôt d’une façon de stimuler les potentialités de la littérature, d’une invention libre répondant au défi que représentent ces formes d’art pour la littérature, notamment en ce qui concerne les notions de mouvement, de succession des images et de cadrage des scènes.

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WEIGEL, François. « Rencontre avec Luiz Ruffato ». In IdeAs, nº13, mars 2019.

 

Submetido em 03/08/2019

Aceito em 03/11/2019


Notas

[2] Des romans que nous avons choisi d'observer, O fotógrafo est le seul qui n'a pas été traduit. Nous proposons donc, pour ce texte, notre propre traduction, et nous en ferons de même pour les références critiques non traduites.

[3] "Se fosse filme americano, a identificação somente poderia ser feita pela arcada dentária. Acontece que quase ninguém possui o registro de sua arcada dentária, muito menos se for pobre que não possui nem dentista e, na maioria dos casos, nem tem arcada dentária." (Garcia-Roza, 1996, p. 163). Nous avons maintenu les termes de la traduction de Valérie Lermitte et Eliana Machado, à l'exception d'une partie de la première phrase. Voici ce que les traductrices proposaient : « Dans un film américain, l'identification pouvait seulement être faite à partir des empreintes dentaires ». Cela ne nous semble pas rendre justice au texte original, qui vise à accroître les différences entre la réalité policière du Brésil et la résolution d'un crime dans un film américain où, en comparaison, tout semble assez facile.

[4] Selon Pierre Sansot, être passager d'un autobus, c'est faire l'expérience de cette « représentation-spectacle » de la ville (2004, p. 302).

[5] Voir, à ce sujet, l'article de Gretchen Foster, « John Dos Passos' Use of Film Technique in Manhattan Transfer & The 42nd Parallel ». In Literature/Film Quarterly, vol. 14, nº3, 1986, p. 186-194.

[6] Dans le texte original : "O Neon vaga veloz por sobre o asfalto irregular, ignorando ressaltos, lombadas, regos, buracos, saliências, costelas, seixos, negra nesga na noite negra, aprisionada, a música hipnótica, tum-tum tum-tum, rege o tronco que trança, tum-tum tum-tum […]". (Ruffato, 2012b, p. 11). Notons que le traducteur français n'a pas traduit « rege o tronco que trança », expression qui se trouve entre les onomatopées. Il est vrai que cette expression est difficilement transposable en français (« [la musique] régit le corps qui se tresse (ou s'enroule) »), et que dans le texte elle vaut surtout pour l'effet de rythme et de musicalité qu'elle produit.

[7] L'intellectuelle nord-américaine cerne très bien cette impression d'une danse folle d'images, transmise par la photographie : « En même temps que nous fabriquons et consommons davantage d'images, nous ressentons le besoin d'en avoir encore plus, toujours plus. […] Notre sentiment oppressant de la mutabilité de toute chose s'est exacerbé depuis que les appareils photos nous ont donné le moyen de 'fixer' l'instant fugitif » (Sontag, 2008, p. 242-243).

[8] Susan Sontag a cette belle formule (2008, p. 120) : « Le regard ultra-mobile de la photographie flatte le spectateur, en créant une fausse impression d'ubiquité, une maîtrise fallacieuse de l'expérience ».

[9] Pour plus de clarté, citons les deux commentaires de Susan Sontag : « Les photos, et les citations, du fait qu'on les prend pour des morceaux de réalité, paraissent plus authentiques que des textes littéraires étendus » (2008, p. 110). Plus loin, p. 113 : « Mais on ne peut redonner vie au vieux monde, et en tout cas pas avec des citations ; et c'est là l'aspect pathétique, donquichottesque, de l'entreprise photographique ».

[10] C'est une analyse assez proche de celle proposée par Sheila Staudt (2015, p. 56) : « Une ville découpée par les passages des piétons, par le transport collectif, par les voitures de luxe, les hélicoptères et les avions, etc., est photographiée par les objectifs des narrateurs les plus variés, et c'est ainsi que le texte capture des vies qui sont, littéralement, en transit ».

[11] L'exposition était l'œuvre de l'artiste Roberto Evangelista, Ritos de passagem, 1996.

[12] On peut ici se référer à notre entretien, mais ausssi à un article de Dominique Stoenesco (2010, p. 273), auquel Luiz Ruffato a livré à peu près le même témoignage.